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21/07/2008

MALI - DANS LA MAUVAISE DIRECTION

Parce qu'ils s'étaient égarés, les deux compagnons enclenchèrent une incroyable et fatale spirale de la violence.

Nos contes traditionnels prodiguent une sagesse inépuisable, même s'il arrive que celle-ci prenne une forme inattendue. On raconte ainsi qu'il a été demandé à la hyène sa définition de la véritable amitié. Le carnassier ne fut guère embarrassé pour donner une réponse aussi nette qu'originale : ne peuvent être amis, selon lui, que ceux qui ne partagent pas les mêmes intérêts. Pour illustrer sa conviction, l'animal donna un exemple aussi simple qu'édifiant et qui s'inspirait de son propre mode de vie. Il expliqua que l'obligation qu'il avait de partager les restes des proies des lions avec les chacals et les vautours l'empêchait d'avoir des relations chaleureuses avec ces bêtes. Pourtant celles-ci lui étaient indiscutablement utiles. Les premiers par leurs glapissements lugubres annonçaient que les grands félins venaient de faire des victimes. Alors que les seconds en véritables sentinelles du ciel indiquent les lieux de carnage par leur ballet au-dessus des bêtes abattues.
Dans le monde des hommes, la même règle du chacun pour soi prévaut très souvent. Surtout dans l'univers de malfaiteurs et des prédateurs. Que ce soit pour le contrôle d'un territoire, la préservation d'un monopole ou l'attribution de parts de butin, les querelles ici s'achèvent souvent de manière sanglante. Cette violence entre délinquants s'est exportée vers le Mali, même si elle ne revêt pas encore les formes d'extrême violence que l'on retrouve dans d'autres pays. Mais les prémices des phénomènes cités plus haut commencent déjà à se faire voir malgré une forte pression des services de sécurité qui mettent tout en œuvre pour ne pas se laisser déborder. Les malfrats s'adonnent dans l'anonymat à des règlements de comptes souvent très dramatiques. Comme ce fut le cas la semaine dernière à Kalaban-coura.
Dans cette zone de Bamako, la violence fait désormais partie du quotidien. Pas seulement du fait des malfrats. De plus en plus de drames impliquent des citoyens ordinaires. C'est ce que soulignent les policiers du 11e Arrondissement. Leur commissariat se trouve tous les jours envahi par des usagers qui viennent soit pour porter plainte, soit pour signaler un conflit social dont la résolution nécessite l'intervention de la police. Lorsque ce ne sont pas deux familles qui s'affrontent pour liquider d'obscurs litiges, ce sont deux coépouses qui s'entre-déchirent avec des lames de rasoir. Très récemment, nous rapportions l'histoire d'une famille où une jeune fille qui avait "osé" sortir sans l'aval de l'épouse de son oncle s'était retrouvée avec le bras cruellement lacéré par cette dernière. L'auteur de cette inqualifiable brutalité avait dit avoir agi ainsi pour préserver son autorité sur la nièce de son mari.

DANGEREUX D'INTERVENIR : L'histoire que nous proposons aujourd'hui s'est déroulée dans la nuit du 14 au 15 juillet dernier à Kalaban-coura. Elle peut paraître incroyable, car elle décrit une exceptionnelle montée de violence dans une situation apparemment anodine. Les protagonistes en sont Drissa Dembélé et Yaya Bagayogo, qui étaient des amis de si longue date que personne dans les lieux qu'ils fréquentaient ne se souvient d'avoir vu l'un sans l'autre. Leur amitié avait la particularité d'être "irriguée" - si l'on ose dire - par leur commun penchant pour les boissons fortes, penchant qui leur faisait passer une très grande partie de leur temps dans les bars et bistrots de la ville.

Drissa et Yaya étaient, aux dires de tous les habitués de leurs destinations nocturnes, des alcooliques "finis", c'est à dire des hommes que personne ne voyait un jour lâcher la bouteille. ils mettaient en commun leurs avoirs pour ne jamais manquer de consommation. On les avait vus lors des temps financièrement difficiles pour eux entamer une même bouteille. Chacun y buvait à tour de rôle au goulot. La nuit où se produisirent les événements que nous allons vous relater, les deux compères étaient plutôt en fonds. Ils avaient au cours de leur passage dans un bar de la rive droite ingurgité près d'une quinzaine de bouteilles de bière. Quand ils eurent fait leur "plein", Yaya et Drissa sortirent de l'établissement en se tenant difficilement debout. Fortement éméchés l'un et l'autre, ils s'étaient mis à marcher sans faire attention à la direction qu'ils avaient prise. Si bien qu'à un moment donné, ils se retrouvèrent complètement perdus et en train de patauger dans une rue obscure et boueuse.

Le fait de s'être retrouvés dans un lieu aussi déplaisant mit les deux compères de très méchante humeur. Yaya reprocha à son compagnon de l'avoir dirigé dans une mauvaise direction alors qu'il savait que la rue qu'ils empruntaient était complètement inondée et encombrée par des immondices. Drissa protesta et accusa à son tour Yaya d'avoir profité de sa mauvaise connaissance des lieux pour le livrer mains et pieds liés aux moustiques et éventuellement à des individus mal intentionnés. Des passants ont raconté plus tard qu'ils avaient entendu distinctement les deux camarades s'injurier et se menacer de mort. Chacun exigeait de l'autre la même chose : qu'il lui montre le bon chemin pour sortir de cette zone humide et puante. Mais aucun de ceux qui avaient entendu cette altercation n'avait osé intervenir. Tous avaient été effrayés par le flot de grossièretés qui sortait des bouches des deux hommes. Tous s'étaient rendus compte que la querelle opposait des alcooliques qui se trouvaient dans un état d'ébriété très avancé et qu'il était dangereux d'intervenir. La plupart de ceux qui passaient dans les parages ont au contraire préféré s'éloigner rapidement par crainte de se faire eux-mêmes agresser.
Yaya et Drissa restèrent donc seuls, face à face. Ils continuèrent à se chamailler et à s'insulter pendant longtemps. La nuit avançait en faisant fi de leur dispute. A force de se lancer des menaces et de hausser le ton l'un sur l'autre, les deux hommes s'échauffèrent suffisamment pour passer à l'acte. Drissa détenait sur lui un couteau, et Yaya un bâton. Le premier qui était un peu plus grand que son camarade dégaina son arme et asséna trois coups au visage de l'autre. La lame lacéra profondément le visage de l'agressé et épargna miraculeusement les yeux.
Sous le coup de la douleur, Yaya poussa un rugissement de rage et s'élança de l'avant. Frappant de toutes ses forces, il fit pleuvoir une pluie de coups de bâton sur la tête de son ami qui tomba à terre. Mais même dans cette position désavantageuse, Drissa ne renonça pas au combat. Il réunit toutes ses forces et balança un coup de couteau vers l'estomac de son assaillant qui l'évita de justesse. Yaya se remit alors à frapper sur la tête de Drissa qui finit par succomber.

UNE ÉTONNANTE DOUBLE VIE : Ayant constaté que son compagnon ne bougeait plus, mais ne se doutant pas une seconde qu'il l'avait tué, Yaya se préoccupa d'examiner ses propres blessures. Il se retrouva brusquement pris dans la lumière des phares d'un véhicule qui passait par là. Le conducteur fut effaré par le spectacle qu'offrait cet homme couvert de sang, avec un corps apparemment inerte gisant à ses pieds. Il appela le commissariat du 11e Arrondissement et informa les policiers de sa découverte. Une équipe composée des inspecteurs Chaka Traoré et Akly Ag Achérif fut dépêchée sur les lieux par le commissaire divisionnaire Balla Traoré. Elle arrêta le meurtrier et appela un médecin légiste qui constata la mort de Drissa.

Yaya a été d'abord conduit au centre de santé de référence de la Commune V pour y recevoir des soins. Puis ramené au commissariat pour l'interrogatoire, l'homme expliqua dans les moindres détails comment il avait tué son ami. Puis il s'effondra en larmes en maudissant l'alcool et ses effets qui l'avaient poussé à mettre fin aux jours de son compagnon le plus fidèle.

Une foule de gens qui ont bien connu les deux compères est venue le lendemain sur les lieux du drame pour satisfaire sa curiosité. Des témoignages entendus à droite et à gauche, on apprendra que Drissa menait une étonnante double vie. Il s'était partiellement repenti de sa vie dissolue et avait même intégré une secte musulmane. On le voyait fréquemment arborer un chapelet à gros grains et porter une tunique de pèlerin. Il ne ratait pas les prières du vendredi et se rendait aux cérémonies de prêche. Des gens rapportèrent même qu'il n'était pas rare de voir Drissa prendre lui-même le micro lors des cérémonies funéraires et inciter les croyants à être très fermes dans leurs convictions. Il arrivait au défunt de pleurer à chaudes larmes lorsqu'il faisait allusion à ce qui se passerait le jour du dernier jugement. Comme l'habit fait le moine dans certains cercles, comme celui de sa communauté religieuse, Drissa était considéré par ses condisciples comme l'un des plus sincères adeptes de la secte.

Certains des curieux qui sont venus sur place pour se renseigner se sont violemment élevés contre la version des événements telle que la police l'a reconstituée. Pour eux, il est impossible que le Drissa qu'ils connaissaient (ou croyaient connaître) se soit comporté de la sorte et ait trouvé la mort de manière aussi indigne en un lieu aussi peu recommandable. Que répondre à ces incrédules ? Qu'on n'en finira jamais d'explorer les mystères de l'âme humaine. Et que d'autres personnes ont eu une double vie encore plus stupéfiante que celle que s'est donnée Drissa.

Source: L'Essor (Mali)

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